L'interview de notre collègue Thomas ABINUN, météorologue, continue. Dans la première partie, publiée la semaine dernière, Thomas nous a expliqué les généralités du phénomène ENSO (El Niño Southern Oscillation). Découvrons maintenant plus en détails les différentes phases et leurs conséquences. |
Thomas, la semaine dernière tu nous as expliqué que le phénomène ENSO était composé de 3 phases : la phase neutre, El Niño et La Niña. La phase neutre est celle qui correspond à l’état « normal » de l’atmosphère et de l’océan au niveau du bassin Pacifique. Peux-tu nous décrire cet état ?
Lors d’une phase neutre d’ENSO, les alizés équatoriaux soufflent d’est en ouest sur l’océan Pacifique le long de l’équateur. Ces alizés d’est poussent les eaux chaudes équatoriales vers l’ouest, créant ainsi une accumulation d’eau chaude (la « warm pool ») à l’ouest du bassin.
Dans le même temps, l’action de ces alizés équatoriaux provoque à l’est du bassin une remontée d’eaux froides provenant des profondeurs (phénomène d’upwelling) qui s’installent en surface sur une vaste zone à l’est du Pacifique équatorial.
Schéma explicatif d’une phase neutre de l’ENSO
Quelles sont les conséquences de cet état sur le temps dans le Pacifique ?
Et pour la Nouvelle-Calédonie, cela signifie ?
Lors d’une phase neutre, durant l’été austral, la bordure sud de la ZCPS se situe en général au niveau de la Nouvelle-Calédonie. Le territoire est donc régulièrement arrosé.
Au niveau du temps, cela se traduit par une alternance entre des périodes pluvio-orageuses (épisodes de type « temps tropical » ou « alizés instables ») et des périodes de beau temps plutôt sec (épisodes d’alizés stables et soutenus).
Parlons maintenant de La Niña. Tu nous as expliqué que cette phase résultait d’un déséquilibre de la phase neutre. Peux-tu nous expliquer ce déséquilibre ?
Lors d’une phase La Niña, les alizés d’est équatoriaux se renforcent et cela a des conséquences de chaque côté du Pacifique.
A l’ouest, l’accumulation d’eau chaude augmente. La « warm pool » devient plus vaste et s’étire vers l’ouest et le sud. On parle alors d’anomalie positive de la température de surface de l’océan dans cette zone.
A l’est, le renforcement des alizés entraîne l'intensification du phénomène d’upwelling. Davantage d’eau froide remonte à la surface. C’est cette accumulation d’eau froide que l’on appelle « anomalie négative » de la température de surface de l'océan.
Schéma explicatif d’une phase La Niña de l’ENSO
Durant un épisode La Niña on a donc une anomalie positive de la température de surface de la mer à l’ouest et une anomalie négative à l’est. Les impacts vont donc être différents de chaque côté du Pacifique ?
Oui, la réponse à ce déséquilibre va être différente de chaque côté du bassin. |
Anomalies des pluies mensuelles en situation La Niña (carte du mois de janvier 2021), période de référence 1981-2010 |
Donc pour la Nouvelle-Calédonie, un épisode La Niña signifie plus de pluie que durant une phase neutre. Est-ce exact ?
Oui, c’est bien le cas. L’étude des données issues de nos stations sur la période 1980-2020, montre que lors des épisodes La Niña, on a en moyenne sur le territoire + 20 % de pluies entre novembre et avril.
Durant les étés australs, la fréquence des périodes pluvio-orageuses, initiées par des types de temps tropical ou d’alizé instable, augmente au détriment de la fréquence des périodes d’alizés stables et soutenus qui apportent un temps beau et sec. Le temps sur le territoire est donc plus souvent pluvieux, humide et chaud, avec des vents faibles.
Parlons maintenant de El Niño. Tu viens de nous expliquer que le déséquilibre correspondant à La Niña avait pour origine un renforcement des alizés d’est équatoriaux. Est-ce que El Niño provient d’un affaiblissement de ces mêmes alizés ?
En effet, pour El Niño, les alizés d’est équatoriaux s’affaiblissent. Et parfois même, ils s’inversent temporairement, laissant place à des vents de secteur ouest. Et comme pour La Niña, l’impact de ce changement sera différent de chaque côté du Pacifique.
A l’ouest, du fait de l'affaiblissement des alizés, les eaux chaudes refluent vers le centre et l’est du bassin. A l’est, le phénomène d’upwelling diminue.
On obtient alors une situation opposée à celle de La Niña : on a une anomalie négative de température de surface de l’océan à l’ouest et une anomalie positive au centre et à l’est.
Schéma explicatif d’une phase El Niño de l’ENSO
Un tel changement doit forcément avoir un impact sur le temps dans le Pacifique. Qu'en est-il ?
En réponse au déséquilibre des températures océaniques provoqué lors d’un épisode El Niño, on observe un déplacement des précipitations vers le centre et l’est tandis qu’un assèchement s’installe sur l’ouest du bassin, notamment pendant le second semestre entre juillet et janvier. (Informations basées sur l'étude réalisée par l'IRI) |
Anomalies des pluies mensuelles en situation El Niño (carte du mois de novembre 2015), période de référence 1981-2010. |
On a donc un assèchement à l’ouest du bassin. La Nouvelle-Calédonie se situe-t-elle dans cette zone ?
Oui, la Nouvelle-Calédonie se trouve dans la zone sèche. En regardant les mesures issues de nos stations sur la période 1980-2020, on constate que les pluies diminuent en moyenne de - 30 % entre juillet et janvier lors des épisodes El Niño.
Durant les printemps et les étés australs associés à des épisodes El Niño, on note une prédominance de temps plutôt beau et sec. Cela correspond à de longues périodes d’alizés stables et soutenus. Et durant ces périodes, l'alizé peut même s'installer sans discontinuer pendant des dizaines de jours.
Thomas, tu nous as bien expliqué le lien entre les différentes phases d'ENSO et le temps sur le Pacifique et sur la Nouvelle-Calédonie. Mais, durant l’été austral, un autre phénomène intéresse tout le monde : les cyclones.
Est-ce que le nombre de cyclones qui concerne le territoire est dépendant de la phase du phénomène ENSO en cours ?
L’influence d'ENSO sur le nombre de phénomènes tropicaux (dépressions tropicales modérées, fortes et cyclones) n’est pas si simple.
En situation « neutre », l’eau chaude de la « warm pool » et l’instabilité atmosphérique associée qui la surplombe sont propices à la formation de phénomènes tropicaux. L’activité est principalement centrée sur la mer de Corail, lieu où naissent la plupart des phénomènes tropicaux. Une fois formés, ceux-ci suivent généralement une trajectoire vers le sud-sud-est qui les mène non loin de la Nouvelle-Calédonie.
En chiffres, cela donne en moyenne, 3 à 4 phénomènes tropicaux par saison dans la zone de surveillance de la Nouvelle-Calédonie (valeur estimée sur la base de 16 saisons cycloniques "neutres" en Nouvelle-Calédonie entre 1977 et 2020).
Nombre moyen de phénomènes tropicaux par saison cyclonique et par maille hexagonale, lors des situations « neutres » au cours de la période 1977-2020
Source : Météo-France - Nouvelle-Calédonie
En situation La Niña, l’invasion d’eau froide sur une large part du bassin Pacifique (donc moins de contenu en chaleur dans l'océan) ainsi que le renforcement des alizés d’est équatoriaux (un phénomène tropical ne peut se former que dans une zone de vents faibles) tend à diminuer le nombre de phénomènes tropicaux qui s’y forment. Mais, la mise en place d’une bande d’eaux chaudes sur le Vanuatu, la Nouvelle-Calédonie et les Fidji va avoir tendance à renforcer l’activité cyclonique, localement sur cette zone.
Au final, cela donne en moyenne, pendant les saisons La Niña, entre zéro et un phénomène tropical de plus par saison cyclonique sur la zone de surveillance de la Nouvelle-Calédonie par rapport aux années « neutres » (valeur estimée sur la base de 16 saisons cycloniques "neutres" en Nouvelle-Calédonie entre 1977 et 2020).
Nombre moyen de phénomènes tropicaux par saison cyclonique et par maille hexagonale, lors des situations « La Niña » au cours de la période 1977-2020
Source : Météo-France - Nouvelle-Calédonie
Enfin, en situation El Niño, l’augmentation de la température océanique (donc plus de contenu en chaleur dans l'océan) sur une large zone au centre du Pacifique équatorial favorise la formation d’un nombre plus important de cyclones. Ces derniers couvrent alors toute la moitié ouest du bassin Pacifique sud, mais le plus fort de l'activité cyclonique se déplace vers l’est, au voisinage du Vanuatu.
Pour la Nouvelle-Calédonie, cela se traduit par un risque cyclonique identique à celui que l’on connaît lors des saisons neutres (valeur estimée sur la base de 16 saisons cycloniques "neutres" en Nouvelle-Calédonie entre 1977 et 2020).
Nombre moyen de phénomènes tropicaux par saison cyclonique et par maille hexagonale, lors des situations « El Niño » au cours de la période 1977-2020
Source : Météo-France - Nouvelle-Calédonie
Merci Thomas pour tes explications.
Rendez-vous la semaine prochaine pour la dernière partie de cette interview, consacrée à la prévision du phénomène ENSO.